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Portfolios, un usage encore balbutiant
Depuis une quinzaine d’années, l’enseignement supérieur teste des solutions de portfolios.
Ces portfolios reflètent le cheminement des établissements de l’enseignement supérieur et de leur écosystème vers l’individualisation des parcours, la traduction des connaissances en compétences, la valorisation des expériences dans le cursus et hors du cursus. La mise en place du Compte Personnel de Formation a également des répercussions positives : le CPF incite à lier la valeur des diplômes aux compétences attestées, et à se projeter dans une trajectoire longue et ponctuée de formations.
Différents besoins ont convergé : les modalités d’évaluation des stages, les accompagnements au projet professionnel en licence, la traduction des diplômes en compétences (fiches RNCP), la généralisation des syllabi de cours, et la présentation des objectifs en compétences. Il s’y ajoute des objectifs de reconnaissance, caractéristiques des besoins d’étudiants mobiles, circulant entre des cursus, des universités, des pays, et lucides sur le fait que des apprentissages s’opèrent en dehors des situations pilotées telles que les cours et les examens. Ajoutons que ces étudiants visent parfois non une insertion professionnelle mais un véritable design de leur vie (life design), ambition qui suppose un certain outillage.
Le portfolio condense différentes lectures des compétences. Il y a d’abord la conscientisation personnelle des compétences, associée à l’anamnèse et la verbalisation. Le portfolio remplit un rôle de support de conservation et de publication. La reconnaissance par les pairs (badge) se basera sur un récit utilisé comme une preuve. La pédagogie elle-même traduit le besoin d’un passeport entre les formations, entre la formation et l’emploi : la fiche RNCP (répertoire national des certifications professionnelles) exprime en compétence les outputs de toute formation. Ces articulations nouvelles invitent les enseignants à relier les compétences visées aux syllabus des cours, et à rédiger les objectifs pédagogiques comme des compétences à acquérir, et à considérer qu’il y a plusieurs chemins pour acquérir une compétence. Ainsi l’intégration aux acquis des apprentissages déportés hors des classes (stages, workshops, activités, projets personnels) toujours souhaitée mais jamais résolue pourrait à elle seule justifier l’engouement pour les portfolios.
En France les transformations de l’orientation et le nouveau paysage de la formation expliquent qu’on parle désormais, de la licence au Compte Personnel de Formation (CPF), de compétence à s’orienter, comme d’une compétence en soi.
Malheureusement ces évolutions, si elles sont lisibles institutionnellement, demeurent difficiles à traduire en un langage et en des exercices recevables par les étudiants. Si l’orientation et l’insertion professionnelle des étudiants sont au cœur des missions de l’enseignement supérieur , les portfolios en circulation ne semblent pas susciter des usages approfondis et volontaires, et ne sont pas adossés à une pédagogie de l’observation et de l’analyse de l’activité qui aurait sensiblement enrichi la compétence à s’orienter.

Les choses se compliquent encore, si on prend en compte les aspirations de la jeunesse actuellement dans les universités et les écoles. Tous les étudiants après un an de confinement, encore en cette fin d’année dans l’anxiété d’une pandémie, sont conscients de la gravité des alarmes. Cette génération est obligée de réviser ses projets, et se découvre bien décidée à inventer ses propres chemins. Il faudra admettre que la conception de “l’insertion” se modifie, et que les étudiants actuels cherchent à concilier un rapport au monde, une conscience écologique, des valeurs, avec leur activité future. Pour rechercher et exprimer cela, le diplôme ne suffit pas, et les outils disponibles n’ont pas fait la preuve de leur pertinence.
Il est donc extrêmement difficile aux étudiants et à leurs mentors de renouveler les ressources anciennes de l’orientation. Cependant la disponibilité numérique de récits d’expériences et de parcours se révèle être une ressource de modèles et de trajectoires attestées plus ouverte et inspirante que ne l’étaient les références familiales et micro-sociales. Mais comment circuler dans les récits de vie et les affirmations de compétences, que chaque étudiant peut découvrir dans les immenses bases des réseaux sociaux ? C’est pourtant une voie pour exciter l’imagination, susciter un désir de se fixer des buts, prendre confiance, et ainsi se mobiliser sur l’écriture et l’enrichissement de sa propre expérience. Cela peut sembler paradoxal mais ce sont les data sciences qui vont donner une prise pour circuler dans ces sources d’inspiration, et guider chaque étudiant vers les voix de ceux qu’il veut entendre.
L’intensité des attentes appelle une pédagogie universitaire de “l’écriture de soi”, apte à développer cette fameuse “compétence à s’orienter” et à renforcer la confiance en soi, pour tous. Il est intéressant de voir où en est l’orientation enrichie par les data sciences, telle que les analystes ont commencé à la reconfigurer, en traitant les profils de carrière comme un énorme “skill hub”.
L’émergence de la data
Les data autour des compétences et de l’insertion professionnelle émergent depuis les dix dernières années sur les plateformes et dans les bases de données institutionnelles. La plateforme Linkedin par exemple présente des centaines de millions de parcours documentés, y compris en termes de stages, de réalisations et de compétences. Côté institutions, les nations constituent des data lake de parcours anonymisés d’actifs et les universités publient en open data les parcours universitaires anonymisés de leurs étudiants. Ce matériau recèle à la fois un discours de preuve précieux dans le besoin de rationalisation des envies des individus et une exploration des possibles toujours renouvelés (nouveaux métiers et compétences).
Il devient possible de se situer sur un champ de compétences en fonction de sa situation et de ses envies sans avoir à partir d’une feuille blanche. Qu’est-ce que je peux faire avec mes compétences ou de quelles compétences ai-je besoin pour atteindre mon objectif ? De nouvelles réponses se trouvent dans les parcours de ceux qui m’ont précédés. Je ne suis pas seul dans un désert.
Les données stockées dans les entrepôts constituent un territoire qu’il faut cartographier afin d’envisager être au rendez-vous d’un nouveau portfolio intelligent. Mais si l’on pense que l’humain est irréductible à l’IA, ce portfolio devra assumer sa participation à la transformation de l’enseignement et de notre rapport au monde et aux autres pour s’ancrer dans le quotidien des apprenants.

Un système qui n’a pas (encore) trouvé sa fluidité
D’un côté, l’Intérêt institutionnel pour le portfolio ne se dément pas à travers le temps malgré les difficultés de mise en oeuvre et la volonté de découpage des formations en bloc de compétences reste un objectif prioritaire et le Portfolio est bien présent dans la loi ORE, sous la forme certes allusive du “parcours motivé de formation”.
De l’autre, la mise en œuvre des portfolios se heurte tentative après tentative à l’incompréhension des étudiants. Ceux-ci ne s’adaptent pas au contraste entre un enseignement descendant et tout à coup une demande d’implication ascendante qui se concrétise dans une écriture de la compétence Cette écriture de soi se doit de permettre aux étudiants d’avoir un impact sur leur environnement d’études, leurs modes d’apprentissage, et le respect de leurs aspirations morales - être utiles au monde- , sans quoi ils ne peuvent que se sentir désorientés face à ce qui leur apparaît comme une injonction. De plus là où les pédagogues veulent vérifier des compétences presque assimilées à des savoir-faire opérationnels, les étudiants raisonnent en capacités, ou capabilités, afin de comprendre ce qu’ils sont ou seraient capables de faire. Le portfolio pourrait être positionné comme un traducteur, permettant à l’étudiant de devenir plus autonome dans ses rêves et ses apprentissages, y compris hors cursus, ce qui le rendra alors capable de mieux les faire valoir.
Les occasions manquées ne viennent donc pas d’un problème de conception de l’outil mais du cadre pédagogique dans lequel il s’insère et où il est mis en musique. En plus de la mobilisation de la donnée, le deuxième facteur qui permet d’espérer être au rendez-vous d’un portfolio démocratisé, est donc l’invention d’une pédagogie de la compétence et de la capabilité, ancrée dans l’activité de l’individu. Celle-ci prend en compte les rapports au digital en constante évolution en proposant un environnement assez sécurisant pour que l’apprenant travaille sur la réflexivité.
On voit donc apparaître une scène de l’orientation professionnelle où les data analystes sont capables d’extraire des profils représentatifs du potentiel qui s’offre à un.e étudiant.e. Ils sont rejoints par des médiateurs, mentors, coachs et designers. Ces derniers s’emploient à faciliter le life design évoqué plus haut. L’enjeu est de tenter de réduire le gouffre actuel qu’il y a entre des outils puissants mais inertes, faute d’intentions, et une énergie, des envies d’étudiants qui souvent laissent de côté leur rêve faute de confiance en eux. C’est pourquoi l’enjeu est d’imaginer avec les étudiants, usagers essentiels, des portfolios représentatifs du life design et adossés à des explorations massives de parcours .
Les occasions manquées ne marquent pas la fin de l’ambition du portfolio. La prescription réglementaire, mais aussi les aspirations des étudiants nous poussent à le repenser. Les entrepôts de données de carrières, d’une part, l’invention d’une pédagogie de la compétence ancrée dans l’activité d’autre part, sont deux avancées permettant d’envisager un usage massif. Dans cette perspective, My Road, lancé en début d’année, a pour ambition de devenir une application qui articule une démarche pédagogique dans un temps long à la simulation de trajectoire fondée sur les données.
Une tribune co-écrite par Sophie Pène, professeure à l’université Paris Descartes, au Centre de Recherches Interdisciplinaires, et Benoît Bonte, CEO chez Millionroads